Lors de sa visite éclair à Paris, RMS a accordé une interview groupée à quatre journalistes. Lors d'un entretien de près de deux heures, RMS a réaffirmé son engagement pour la sauvegarde de la liberté. Ses propos parfois choquants, sortis de leur contexte, mais toujours construits, nous amènent à réfléchir sur l'idéologie qui sous-tend les logiciels libres.
Ne souhaitant pas poser les habituelles questions, j'avais préparé mon interview de façon un peu "légère". Mais voilà, l'ambiance de l'entretien n'est pas longtemps restée sereine. Un de mes confrères souhaitant surtout aborder les sujets "brevets logiciels" et "logiciels propriétaires", alors que tout ou presque avait été exposé la veille lors de la conférence de l'Assemblée nationale. La mauvaise connaissance du sujet, ajoutée à l'entêtement qui caractérise les journalistes :) a mis sérieusement en pétard un RMS pas encore remis du décalage horaire. L'interview a pris une tournure bien périlleuse. J'ai rapporté ici en plus des réponses à mes questions, d'autres propos en réponse aux interrogations de mes collègues. En effet, plusieurs versions de cette interview sont déjà disponibles sur le Net. Mais les propos de RMS ont été sérieusement tronqués. Ne conserver que les phrases les plus percutantes dénature la signification du discours RMS. Un moyen efficace d'alimenter l'argumentaire de ceux qui le qualifient d'extrémiste.
A propos de l'appellation GNU/Linux : pour ne pas renier l'origine idéologique du système
RMS : C'est une erreur d'appeler ce système seulement Linux, car cela suppose que c'est Linus Torvalds qui a tout commencé. Linus n'a écrit que le noyau. Le reste du système existait déjà, depuis sept ans. Donc, c'est plutôt GNU que Linux. Mais il y a une raison plus importante qui justifie l'emploi de GNU/Linux au détriment de Linux. Nous avons commencé ce projet avec un but idéaliste : être libre d'utiliser l'informatique et de la faire partager à toute une communauté. Linus ne partage pas nos convictions.
Il ne faut pas non plus limiter l'appellation GNU à des outils. Nous avons écrit aussi des bibliothèques, des programmes tels que des jeux ... On peut donc facilement remplacer l'appellation Linux par GNU/Linux, c'est juste trois lettres de plus. Cette erreur de langage entraîne une confusion grave. C'est pour cette raison que je ne tolère pas qu'on parle de "Linux". Cela fait longtemps qu'on emploie Linux à la place de GNU/Linux. Aujourd'hui, je suis content que les gens débattent à ce sujet. C'est mieux que de ne pas y faire attention.
A propos de l'idéologie de la FSF : se battre pour les libertés
Pour nous, le combat de la FSF est celui de la liberté, de l'égalité et de la fraternité : la liberté de copier, modifier et distribuer les programmes, l'égalité de tous les utilisateurs qui ont les mêmes droits, la fraternité de la coopération qui est rendue possible par les libertés. Nous invitons les gens à la coopération. C'est pour nous une question morale.
La différence entre Open Source et Free Software est fondamentale. Les questions éthiques et politiques sont le centre des préoccupations de la FSF. Le mouvement Open Source préfère les aspects commerciaux.
Je suis contre la société de marché. Je pense que le commerce a sa place dans la société, mais il ne doit pas être le maître du monde. Tant que l'on respecte les libertés des autres, on peut faire du commerce.
Si on ne fait pas attention à sa liberté comme une question d'éthique, nous sommes alors prêts à la céder au moment jugé opportun. Le logiciel propriétaire ne respecte pas les libertés. Le logiciel propriétaire est immoral et ne doit pas exister. Je ne peux pas le faire disparaître sur-le-champ ! Ce que je dois faire, c'est remplacer, un par un, tous les logiciels propriétaires existants par des logiciels libres. Notre objectif est de ne plus avoir de logiciels propriétaires. Les idées morales peuvent paraître choquantes, surtout pour les personnes "endormies" moralement, celles qui ne sont pas habituées aux questions éthiques, celles qui sont accoutumées au langage des entreprises.
A propos des logiciels propriétaires ...
Quels arguments donneriez-vous pour que les entreprises développent et utilisent des logiciels libres plutôt que des logiciels propriétaires ?
Je n'essaye pas de convaincre les entreprises, j'essaye de convaincre les utilisateurs de ne plus tolérer le logiciel propriétaire.
Choisir de mettre un logiciel sous une licence propriétaire, c'est imposer aux autres son pouvoir. C'est les priver de leurs libertés. Le choix de la licence ne doit pas
revenir au développeur. On ne doit pas laisser au tyran le choix de la liberté du peuple. Si quelqu'un me propose :
- soit d'investir beaucoup pour écrire un logiciel à condition qu'il soit sous licence propriétaire.
- soit de ne rien faire,
je lui réponds : ne faites rien ! Il vaut mieux ne rien faire qu'ôter leur liberté aux utilisateurs. Quand IBM fait du logiciel libre, je conseille aux autres entreprises
de suivre cet exemple.
(RMS a précisé qu'au sujet d'IBM, chaque action devait être analysée de façon bien séparée !).
Un des journalistes présents demande alors s'il nest pas plus facile de mettre un logiciel sous licence propriétaire.
RMS : Cette option n'est pas plus simple, mais plus évidente. Beaucoup d'utilisateurs ne recherchent pas la liberté. Aux USA, par exemple, ils sont prêts à céder presque toutes les libertés, notamment à cause de la peur. C'est très triste. Ce pays s'appelle le pays des "braves and free", maintenant c'est le pays des "peureux, cédants leurs libertés". Mais je ne laisse pas tomber le combat, même si je vois que les autres ne se battent pas.
Les gens ont été éduqués à supposer que la liberté est impossible, presque impensable dans le domaine de l'informatique. Mais les gens sont capables d'apprendre ce que c'est la liberté. Les gens sont capables d'apprécier la liberté, même si les éditeurs de logiciels propriétaires diffusent l'idée que le logiciel propriétaire est naturel. Cette stratégie donne à l'alternative libre une apparence radicale. C'est une manière efficace de fermer les cerveaux des gens.
RMS, Debian, la communauté et les trolls
Quelles sont vos motivations pour faire partie du projet Debian ? Certains vous reprochent de tenter de vous "accaparer" ce projet. D'ailleurs, dans la communauté, vos propos sont souvent mal interprétés et l'objet de "trolls" virulents. Que pensez-vous de cette attitude ?
Il existe déjà Debian GNU/Hurd. Je n'ai rien à imposer à Debian. Je vais peut-être proposer différentes actions à Debian. Mais je ne peux pas les faire adopter tout seul. Il y a beaucoup d'ignorants dans la communauté. Quand certains voient l'idéalisme, ils pensent qu'il n'est pas pratique. Ils le croient marginal, alors ils ne le respectent pas. Mais si tous les gens de la communauté prennent conscience que le système GNU/Linux existe en raison de l'idéalisme, ils deviendront peut-être plus respectueux.
Que répondez-vous à ceux qui vous traitent d'intégriste ?
(Après réflexion) : Je suis athée, donc je ne peux pas être intégriste (RMS a compris le terme intégriste dans son sens religieux !). Je suis pour la liberté, ce doit être normal. Il faut demander à mes détracteurs pourquoi ils sont prêts à céder leurs libertés, si ce n'est pas dangereux ... Celui qui cède sa liberté pour quelque chose de commode ne gagne rien au final.
Et que répondez-vous à ceux qui vous reprochent de manquer de diplomatie ?
Si quelqu'un d'autre sait faire mon boulot mieux que moi, il est le bienvenu (sourire). Il y a de la place pour tout le monde. Mais ceux qui me critiquent ne veulent pas faire mon travail (songeur). Ils me disent que je manque de diplomatie parce que, souvent, ils voudraient compromettre les buts de la FSF. Je fais des compromis sur les moyens, cela arrive tous les jours. Mais je ne fais pas de compromis sur les objectifs.
Les questions que vous n'auriez jamais osé poser à RMS
Vous jouez de la flûte, est-ce que vous allez faire un disque ? Une tournée ?
Je ne joue pas si bien de la flûte (avec du regret dans la voix). Je n'ai pas le temps de pratiquer. Si je ne faisais pas autant de voyages, j'aurais pu continuer à jouer avec mon groupe. Peut-être aurions-nous pu faire un disque. Mais j'ai arrêté il y a quatre ans. Je ne pouvais plus apprendre les morceaux. Maintenant, je ne participe plus.
Est-ce que, dans l'avenir, on pourra trouver des ambassades de la FSF dans tous les pays du monde (ce qui vous économisera l'hôtel pour vos nombreux déplacements) ?
Si quelqu'un veut nous donner un bâtiment, nous pouvons l'accepter (rires). Mais comme notre budget est limité, il y a d'autres dépenses plus importantes !
Vous expliquez souvent le fonctionnement du logiciel libre en le comparant à une recette de cuisine. Est-ce que vous aimez cuisiner ? Avez-vous une recette à recommander à nos lecteurs ?
J'ai presque arrêté de cuisiner en 84, quand j'ai lancé le projet GNU, par manque de temps. En 85, j'ai même habité dans le labo. Il n'y avait pas de vraie cuisine ... Ce que je pouvais faire était très limité. Avant, je savais cuisiner quelques plats chinois, et aussi une bonne sauce pour les spaghettis. Mais je n'ai jamais écrit la recette, je ne connais pas les quantités.
Vous utilisez Vi ou Emacs ?
(Avec un sourire) : Pas besoin de répondre !
Mis à part l'informatique, qu'est-ce qui vous intéresse dans la vie ?
J'aime bien lire et manger. J'aime la musique, la danse folklorique. (Songeur, il ajoute). J'aime la tendresse, l'affection ...